Take your pills. Ft. Tallulah

On pourrait croire qu’avec l’habitude, les gueules de bois deviennent moins violentes, mais non. S’il y a une seule chose à laquelle je me suis habituée, c’est à me réveiller avec un putain de mal de crâne, en étant imbuvable jusqu’à ce que ça passe - ou que je prenne un autre verre pour démarrer la journée. Et la plupart des gens savent qu’il est plutôt déconseillé de me parler au réveil, et encore moins de me réveiller. Alors quand j’entends frapper à la porte de la villa, je sais d’avance que celui ou celle qui se trouve derrière va morfler. Me traînant hors du lit, je me demande vaguement l’heure qu’il peut être, même si ça n’a pas vraiment d’importance. Mes lunettes noires posées sur le nez, j’ouvre la porte, m’apprêtant à pousser mon meilleur grognement. Je m’arrête net en découvrant Ken... Kenny ? Kenneth. C’est ça son prénom. « Qu’est-ce que tu fous là ? » Ouais, ce n’est peut-être pas l’accueil auquel il s’attendait, mais pour ma défense, je ne savais même pas qu’il avait mon adresse. Mais mon incompréhension se fait encore plus grande lorsqu’il me parle d’argent. C’est quoi ce bordel, encore ? Laissant la porte ouverte, je retourne à l’intérieur, retrouvant mon portable au fond du canapé. Et sur celui-ci, un message.
« C’est chaud en ce moment chez moi. J’ai rdv à la villa pour un paiement. J’arrive dans 30mn. » - il y a 45mn.
« Putain Gavin, tu fais chier... »

Gavin, c’est celui qui gère les stocks quand on fait des soirées à la villa. Et non, je ne parle pas d’alcool. Mais il a maintenu tous les contacts un peu douteux loin de la villa, histoire de ne pas trop attirer l’attention - même si ça n’a jamais dupé personne, on est bien d’accord... Jusqu’à aujourd’hui, visiblement. Si la maison de disques l’apprend, je vais en entendre parler pendant des plombes. Et en plus il est en retard. Enfin, vu son sens de la ponctualité, ça ne m’étonne qu’à moitié. « Le facteur s’est perdu en chemin, mais il arrive. » Me retournant vers Kenny, je l’observe pendant quelques secondes, pendant lesquelles mes neurones se réveillent et commencent à faire les connexions. On sait tous les deux pourquoi il est là, et ce n’est certainement pas moi qui vais lui faire la morale. L’hôpital, la charité, tout ça... Mais quand même, il m’avait l’air plus intelligent que ça. « Dans quel merde tu t’es foutu, Kenny ? »

Surprise ? Vraiment ? Je lève un sourcil, le regard vide. S’il a voulu faire de l’humour, ça ne fonctionne pas particulièrement. Enfin, il n’y a pas grand chose qui fonctionnerait particulièrement, à cette heure de la journée. Et j’entends par là : au moment de mon réveil, pas l’heure qu’il est réellement. Encore une fois, je n’en ai rien à foutre de ça. Je vais donc vérifier mon téléphone, sur lequel je découvre le message de Gavin. Pour le coup, ça, c’est une surprise. Et pas dans le bon sens. Alors que j’annonce à Kenneth que son coursier aura du retard, je l’entends râler. Je me contente de hausser les épaules, ses histoires ne me regardent pas, même si Gavin va s’en prendre plein la gueule quand il arrivera. Donner l’adresse de la villa, ce n’était vraiment pas un bon plan. Au moins, c’est Kenny qui est venu, et je suis à peu près sûre de réussir à lui faire fermer sa gueule. Enfin, je verrais ça plus tard. Pour l’instant, j’essaie de savoir ce qu’il fout là. Pas que je sois inquiète, non, c’est plutôt de la curiosité mal placée. Et sa réponse, oh putain... Là, il est drôle. J’éclate de rire. Un rire à glacer le sang.

« « Je gère » ? Si tu savais le nombre de fois que j’ai entendu ça... Le dernier a fini au fond d’une piscine. » Je ne rigole plus du tout en disant ça. Mais non, je n’entrerais pas dans les détails. Je gère, c’est la phrase typique des camés, des gens dans la merde, qui refusent de demander de l’aide. D’une certaine façon, moi aussi, je la « gère » ma putain d’addiction.

La question qui suit me surprend. Je l’observe pendant quelques secondes avec suspicion, avant de répondre : « Soit tu connais déjà la réponse à cette question, soit t’as probablement pas envie de la connaître. » Et comme pour mettre fin au débat, je lui tourne le dos, me dirigeant vers le bar, où je me sers un verre de Whisky. « Installe-toi, puisque t’es déjà là. T’en veux ? » Je désigne la bouteille que j’ai dans les mains. Il est probablement un peu jeune pour ça, mais j’ai déjà vu pire.

Mon verre en main, je m’affale sur un canapé, toujours en l’observant. C’est un gamin. Je ne me suis jamais intéressée à lui avant, c’est vrai, mais je ne m’attendais pas à ça de sa part. « C’est quoi l’histoire ?  T’as besoin d’argent ? Ou c’est juste l’adrénaline d’avoir des mauvaises fréquentations ? » Je bois une gorgée de mon verre, arborant un sourire en coin.

Kenny s'explique encore une fois, et moi, je hoche la tête avec mon sourire narquois. Je ne sais pas qui exactement, de lui ou moi, il essaie de convaincre, mais ça ne prend pas. Mais en même temps, il est assez grand pour savoir ce qu’il fait. Enfin peut-être pas, mais c’est lui que ça regarde. Et ceux qui lui servent de parents de substitution, si on peut dire ça comme ça. Il finit sa tirade en me le disant clairement, que ça ne me regarde pas. Plus exactement, je crois qu’il a essayé de m’envoyer une pique, mais encore faudrait-il que ce genre de choses me touche. Là, je lâche juste un petit rire en haussant les épaules. Il a raison au fond, il ne me doit rien du tout. Ni explications, ni quoi que ce soit. Ce n’est pas comme si que je lui en avais demandé de toute façon.

Je me sers un verre de Whisky et lui propose un verre, ce à quoi il me fait remarquer qu’il est mineur. No shit, Sherlock. Je ne réagis pas vraiment, à part le sourcil droit qui se lève. Et il finit par prendre la bouteille, comme je m’y attendais. J’ai vu beaucoup trop de gamins de son âge consommer de l’alcool, ou autre chose, sans surveillance. Pas que je me considère comme une adulte responsable, mais il ne devrait rien lui arriver de dramatique avec un verre. « Tu veux me faire croire que t’as jamais rien bu avec tes potes ? » Il n’a aucune raison de mentir. Et il n’a pas intérêt. Je déteste qu’on me mente.

Assise sur mon canapé, je l’interroge sur les raisons qui l’ont poussé à tomber dans ce milieu. Avec sa tête de premier de la classe, je m’attendais plutôt à ce qu’il soit un petit garçon modèle. Il faut croire que je me suis trompée sur son compte, et lourdement. Il me confirme que c’est une question d’argent, et je laisse traîner un silence de quelques secondes, alors que mes sourcils se froncent avec suspicion.  « Je sais que ta famille roule pas sur l’or, mais quand même. » Ouais, sa famille. Je me suis complètement désolidarisée d’eux, même s’ils m’ont accueillie quand j’étais au plus mal. Est-ce que ça fait de moi une connasse ? Probablement.  « Pourquoi t’as besoin d’autant d’argent ? T’as pas une tête de camé, pourtant. » Comme on dit, il faut en être une pour en reconnaître un. Et c’est clairement pas son cas. Alors quoi ?

Je suis probablement ce qu’on doit appeler une mauvaise influence. Pour ma défense, je n’ai jamais rien connu d’autre. Et en même temps, est-ce que j’ai vraiment envie de me défendre ? Probablement pas. Disons que ça va bien avec mon image de marque, et tant pis pour ceux qui râlent. Le seul qui a un quelconque pouvoir sur moi, c’est mon manager. Et même lui sait quand me caresser dans le sens du poil. Bref. Ce n’est pas Kenny qui me fera changer d’avis, et de toute façon, je ne vois pas le mal à ce qu’il prenne un verre. J’aurais pu faire pire, lui proposer de partager un joint, ou un rail de coke. Je me trouve même plutôt soft dans ma proposition, quand j’y pense. Et je suggère qu’il a déjà fait pire de toute façon, ce à quoi il rétorque ne pas avoir d’amis. Bouhouh, pauvre chaton. Je ne réagis pas vraiment ; juste un petit hochement de tête assez neutre. Je crois que ça ne m’étonne qu’à moitié, en fait. Mais je ne saurais pas dire pourquoi.

Il enchaîne en confirmant avoir bu. Et là, par contre, je me laisse aller à un nouveau sourire, et même un petit rire moqueur. « Si tu savais ce que j’avais déjà fait à ton âge. » Une vraie phrase de boomer, ça. Mais j’y peux rien, j’ai jamais vraiment été sage, d’aussi loin que je me souvienne. Et j’ai beau ne pas savoir quel âge il a, je suis presque sûre d’avoir déjà fait bien pire que lui à son âge. En même temps, pas besoin d’être un génie, quand on voit le mépris avec lequel il a l’air de considérer le matériel pour lequel il vient chercher son argent. Un comble, vraiment.

Et il finit par me révéler la véritable raison derrière son besoin d’argent. Ellie ? Ce prénom me dit vaguement quelque chose. Je mets encore quelques secondes, les sourcils froncés, pour faire le lien et connecter le peu de neurones sains qu’il me reste. Ellie, c’est sa petite sœur. Je l’ai vue quelques fois, mais on ne peut pas vraiment dire qu’elle m’ait marqué plus que ça. « Tu devrais, ils sont là pour ça. » Encore une phrase de connasse. Mais il ne faut pas se leurrer, avec la petite, les Spencer doivent sûrement recevoir plus d’argent. Et les connaissant, je doute qu’ils approuvent les activités extra-scolaires de Kenny pour payer les soins. « T’as l’intention de faire quoi quand tu seras majeur ? La garder avec toi ? Assumer ses frais jusqu’à la fin de ses jours ? » Je prends une nouvelle gorgée dans mon verre, le finissant cul-sec. « Si c’est le cas, t’as intérêt à faire plus de livraisons de ce genre. » En un petit signe de la tête, je désigne mon portable, et par extension, le contact qui est censé venir déposer l’argent. Enfin, j’espère qu’il a un plan un peu plus solide que ça, sinon, autant se tirer une balle tout de suite.

Le petit Kenny préfère ne pas savoir ce que j ‘avais déjà fait à son âge. Le petit Kenny a probablement raison. Je ne sais pas quelle image il a de moi - pour ça, il faudrait déjà que je sache le genre d’image que les Spencer dressent de moi - mais je leur en ai fait voir de toutes les couleurs, c’est peu de le dire. Kenny, même avec sa petite activité qui lui permet de gagner un peu d’argent, est sans doute un enfant de chœur à côté de moi. En même temps, il faut dire que j’ai toujours été entière, et c’est peut-être un des rares trucs positifs chez moi : je ne fais pas dans le double-jeu.

Ça pourrait lui servir, tiens, comme conseil. Pour arrêter de mentir et se mettre en danger inutilement, par exemple. Voilà bien le seul domaine où je pourrais lui servir d’exemple, quoique je ne jurerais pas non plus ne jamais avoir été en danger. Mais l’argument de Kenny pour ne rien dire à sa famille d’accueil sonne un peu creux. Vouloir les « alléger » ? C’est vraiment ça son excuse ? « Tu peux juste dire que t’en as pas envie. » Ce n’est même pas une question, et je n’ai même pas besoin qu’il me le confirme ou l’infirme.

D’ailleurs, la suite de ses réponses me conforte dans l’idée que je commence à me faire de lui. Son petit numéro ne prend pas, et j’ai surtout l’impression qu’il est pris dans un complexe de héros. En même temps, en ayant une petite sœur destinée à rester à charge toute sa vie, il est un peu coincé. Je le vois mal l’abandonner à son sort, ça ne lui ressemblerait pas. « Mais sinon, t’as un plan en tête ? Plus solide que ça ? » Il est encore au lycée, mais il doit être plutôt proche de la fin. Ça doit être là qu’on commence à parler des histoires d’universités, ou d’autres plans pour ne pas finir vendeur à l’épicerie du coin pour le restant de ses jours. Enfin, qu’est-ce que j’en sais ? J’ai zappé cette étape et j’ai quitté le lycée à seize ans. J’ai donc très exactement zéro diplôme.

« Ce dans quoi tu te lances là, c’est pas vraiment une carrière viable, tu t’en rends compte ? » J’espère bien pour lui. Le sourire en coin sur mes lèvres devrait suffire à lui faire comprendre que je le charrie. Mais c’est presque pas méchant. « Mais si t’as besoin de contacts, je pourrais peut-être t’en filer. » Je me relève de mon canapé, pour aller chercher le paquet de clopes sur la table. « Légaux. » C’est con, mais je finis par préciser. Des fois qu’il se fasse encore une sale idée de moi et de mes fréquentations. Je prends une clope dans le paquet, la glisse entre mes lèvres, avant de l’allumer avec le briquet posé à côté. Puis je lui tends le tout, d’un geste nonchalant. Des fois qu’il se laisserait aller à ça aussi.

Il est marrant, ce petit. Et je m’agace presque pas en voyant qu’il fait semblant de ne pas comprendre. Mais bon, c’est son problème, et celui des Spencer s’il se fait chopper. En y repensant, je commence à me dire que je n’étais peut-être pas la pire de leurs gamines. Et il y a peut-être même un espoir, infime, qu’ils aient un bon souvenir. Ouais, je sais, je rêve un peu. Mais c’est avec un rêve et une guitare que tout a commencé pour moi. Dans cette vie, et celle d’avant. Lui, par contre, je ne crois pas qu’une guitare suffira à le sortir de sa merde. Il me parle d’informatique, de faire des études... Ouais, il a bien un plan. Un plan avec de l’argent, qu’il n’a pas, bien sûr. « C’est toujours l’argent. »

L’argent qui fait tourner le monde, on connaît. Là, pour le coup, il y a de quoi se prendre un bon coup de réalité en pleine gueule. C’est un gamin du système. Pas de parents, pas de proches ou autre chose qui pourrait lui filer un coup de main. Le mode difficile de la vie qui se débloque quand on coche la case « orphelin » d’un formulaire. Bon, j’extrapole un peu, et ce n’est peut-être pas exactement son cas, mais c’est ce qui se passe pour 90% des gamins qui finissent en famille d’accueil. Et ils n’ont pas tous la chance d’avoir les Spencer. Moi-même, j’ai changé plusieurs fois avant de tomber sur eux. Et c’est peut-être pour ça que, malgré les années, je n’ai pas complètement coupé les ponts... La preuve, je connais un de leurs gamins actuels. Gamin qui cherche à se faire de l’argent rapidement. Qui pourrait lui en vouloir ? Certainement pas moi. Mais eux, probablement que si. « C’est pas faux. »

Dans un élan de bonté, et peut-être un peu par pitié, je lui propose de lui filer quelques contacts,  mais il refuse net. C’est un peu dommage, surtout pour lui, mais c’est son problème finalement. « Tant pis. » D’un haussement d’épaules, je me débarrasse du sujet, et je m’allume une clope. « Putain mais il est passé où !? » Je vais récupérer mon téléphone sur lequel je tapote nerveusement. « C’est pas que j’t’aime pas, mais ça m’arrangerait que tu t’éternises pas. » Déjà, j’ai de la chance d’être seule à la villa, ce qui est plutôt rare. Mais surtout, si ça s’apprend, je vais en prendre pour mon grade. « Évidemment, ce qui se passe aujourd’hui reste entre nous. » Je relève les yeux vers lui, l’air entendu. Vu son caractère, je doute qu’il aille le raconter à qui que ce soit, mais je préfère être claire. S’il commence à baver, c’est pas juste pour ses fesses que ça va chauffer. Et je me passerais bien d’un nouveau scandale lié au groupe. Merci, mais non merci.

Juste des petits services. Rien de grave. C’est con, parce que ce gamin a parfois l’air très intelligent, mais parfois, j’ai l’impression qu’il se laisse avoir par sa naïveté, et il devient très con. Ça doit être ça, la jeunesse. Penser qu’on est meilleur que ceux qui sont passés avant, et qu’on fera forcément mieux. Parce qu’on sait. Sauf qu’il en sait rien du tout, le petit Kenny, de ce que c’est quand on a mis le pied dans ce monde-là et qu’on a goûté à l’argent facile. Et moi, qu’est-ce que j’en sais ? Oh, pas grand-chose non plus. Mais il est de notoriété publique que je me crois meilleure que tout le monde, y compris ceux qui sont passés avant moi. Oh, que j’suis un peu conne aussi, parfois. Souvent. « Ouais ouais, c’est ça. » J’ai abandonné l’idée d’argumenter de toute façon. A quoi bon ? Il fait bien ce qu’il veut de sa vie. Visiblement, il est assez grand pour décider tout seul de se foutre dans la merde, donc grand-bien lui fasse.

En fait, j’ai surtout envie qu’il disparaisse de mon salon. Pas que je l’aime pas, encore une fois, mais j’aimerais que les traces de cette transaction ne s’éternisent pas autour de la villa. Mais il me titille un peu les nerfs, le petit Kenny. La réputation du groupe est ce qu’elle est, et c’est vrai, il faudrait être aveugle pour ne pas se rendre compte de tout ce qui entre et sort d’ici. Mais ce n’est pas une raison pour tout exposer sous le nez de nos détracteurs - ou de la police -, surtout pas quand on est sur le point de sortir un nouvel album... C’est qu’il n’y connaît pas grand-chose au show-business, le Kenny. « On a la réputation de faire voler des guitares, aussi. T’as vu une guitare voler depuis que t’es là ? » Répondre à côté est vraiment l’un de mes talents les plus sous-estimés. De toute façon, entre mon ton sec et mon regard qui s’est un peu endurci, il a dû comprendre que je n’étais plus d’humeur pour ses petites blagues.

« On peut faire dire ce qu’on veut aux rumeurs, Kenny. Regarde, moi, j’ai la réputation de vite devenir violente si on me cherche. » En parlant, je me rapproche de lui d’un air menaçant. Est-ce que je me fous de sa gueule ? Ou est-ce que je suis sérieusement en train de m’énerver ? Il ne le saura jamais, puisqu’on frappe à la porte d’entrée, pile à ce moment-là. « Sauvé par le gong. Quel timing impeccable. » Le laissant sur place, je vais rejoindre l’entrée pour aller ouvrir à Gavin.